Note : cet article est le troisième de notre série « Musées, visites et numérique ». Il est conseillé d’avoir lu les deux premiers (ici) avant de lire celui-ci.
Introduction : peintres flamands et hollandais du XVIIe siècle
Nous avons vu dans l’article précédent comment classer les peintres de l’Europe du nord actifs avant 1610 entre peintres néerlandais (dits aussi « primitifs flamands) et peintres germaniques et la scission des Pays-Bas entre les Pays-Bas méridionaux et les Provinces unies en 1581.
Après 1610 et jusque vers 1720, les artistes du Sud étaient Flamands, ceux du nord Hollandais. Il s’agit maintenant de reconnaître et distinguer dans un musée les Flamands des Hollandais, de rendre à chacun ce qui lui appartient.
Dans cette deuxième partie, nous allons apprendre à classifier les artistes, puis à mémoriser les groupes par la méthode de la maison de la mémoire afin au final d’enrichir notre connaissance et nos visites dans les musées.
Successivement nous allons étudier :
A. La mémorisation et les procédés mnémotechniques (ici),
B. La mémoire sémantique et la constitution d’un corpus d’artistes (ici),
C. Des caractéristiques types réductrices et néanmoins utiles (ici) ,
D. Quelques avantages du système (ici) ,
E. L’extension à d’autres époques ou pays (ici) ,
F. La prise en compte de ces techniques dans les outils de médiation (ici).
A. La mémorisation et les procédés mnémotechniques
On sait que la mémorisation à long terme fait appel à plusieurs types de mémoires. Les procédés mnémotechniques participent à la mémorisation. Nous avons parlé déjà de ces procédés de mémorisation à propos de la topographie d’un musée dans l’Acte 1 Se perdre au musée, une fatalité ? ou pas ?. Quand on parle des peintres flamands et hollandais, deux ou trois petites choses peuvent nous permettre d’éviter des erreurs :
1) la confusion des noms.
Nombreuses sont les familles de peintres à cette époque. Citons par exemple les Brueghel, van Ruysdael, van de Velde, Pourbus, Teniers, etc. Mais certains liens familiaux sont plus compliqués. Pour éviter de croire que Pieter Claesz. et Willem Claesz. Heda, deux célèbres peintres de natures mortes étaient parents, il suffit de savoir que le « z. » dans un nom est l’abréviation de zoon c’est-à-dire de fils de. Pieter était donc le fils de Claes, et Willem le fils d’un autre Claes. Et c’est ainsi qu’ensuite on ne fait plus la confusion entre Pieter Claesz. et Heda et qu’on se souvient plus facilement que Nicholas Berchem était le fils de Pieter Claesz.
2) l’orthographe des noms.
Un peintre néerlandophone qui travaillait avec l’Angleterre voyait la syllabe « ij » de son nom original transformée en « y ». Ainsi Van Dijck est devenu Van Dyck, Snijders est devenu Snyders, et Jan Fijt s’écrit Jan Fyt. Ils étaient tous trois flamands. Dans ce domaine l’exception est Jan Wijnants. ou Wynants, qui était hollandais.
Les noms dans les familles. Pieter Bruegel l’ancien a fait disparaître assez vite le H de son nom, qui par contre se retrouve dans ceux de ses fils l’aîné Pieter Brueghel le jeune, et le cadet Jan Brueghel l’ancien ou de velours.
Salomon van Ruysdael était l’oncle de Jacob van Ruisdael. Le S va avec l’Y, le J avec l’I, la logique alphabétique est respectée. Ces quelques exemples peuvent vous permettre de mémoriser plus simplement des lignées de peintres.
B. La mémoire sémantique. Constitution d’un corpus d’artistes
La mémoire sémantique constitue la base de connaissances de la personne. Elle est formée d’une part de concepts et d’autre part de faits et d’expériences, et constitue un thésaurus de connaissances dites définitives. Savoir le nombre de mois dans l’année, le nombre de jours de chacun des mois et l’ordre dans lequel ils se succèdent est un élément de la mémoire sémantique. L’amateur d’art qui veut enrichir sa visite au musée a alors tout intérêt à ce que des connaissances ponctuelles sur tel ou tel artiste, tel ou tel mouvement artistique, qu’il a stockées au titre de ses souvenirs dans sa mémoire dite explicite ou déclarative, soient consolidées dans sa mémoire sémantique. La démarche de la maison de la mémoire est un outil permettant de faire croître sa mémoire sémantique.
Réaffichons la carte de l’article précédent.
Bénélux aujourd’hui, avec la limite entre Pays-Bas espagnols et Provinces-Unies en 1581
Nous insérons alors les peintres flamands et hollandais dans la maison, métaphore employée par Cicéron explicitée dans l’article précédent. La maison est constituée d’abord par rapport à la géographie. Les Pays-Bas méridionaux donc les Flamands sont au rez-de-chaussée, les Hollandais au 1er étage. Les plus grands (Rubens, Rembrandt) sont au milieu. On utilise encore la géographie pour certaines autres pièces Haarlem est au nord des Provinces unies, Utrecht plus au sud, Delft est au sud de Leyde. La classification de Félibien sur la plus ou moins grande valeur des sujets traités va aussi nous aider. Au-dessus sont les peintres d’histoire, d’allégorie, ou de portraits, et les peintres de natures mortes en dessous des peintres de paysages. Le résultat est décrit ci-après. Il permet de mémoriser un peu plus simplement (je reconnais qu’un peu d’entraînement est toutefois nécessaire, et suivi de quelques visites de musée) les différents mouvements de peintres flamands et hollandais du XVIIe siècle.
Flamands et Hollandais au XVIIe dans la maison de la mémoire
Enfin on peut associer à chaque étage quelques caractéristiques « types » qui tout en étant réductrices sont statistiquement utiles dans notre vision des tableaux rencontrés dans les musées.
C. Les caractéristiques types réductrices et néanmoins utiles
Au XVIIe, les Hollandais sont protestants, les Flamands sont catholiques.
Les Hollandais calvinistes sont plus austères, sont partisans de l’iconoclasme. Leurs sujets sont plus souvent laïques, issus des familles et des campagnes mais les symboles cachés y sont nombreux. Les Hollandais se méfient des puissants et leurs clients sont le plus souvent des bourgeois.
Les Flamands sont plus enclins au baroque, leurs sujets sont plus souvent religieux, ils peignent plus souvent des fleurs, des anges, des madones. Leurs paysages sont idéalisés. Ils travaillent pour les plus grandes cours d’Europe (Habsbourg d’Espagne et d’Autriche, France, Angleterre) et les plus talentueux d’entre eux mènent une vie plus aisée.
Comme dans toute classification réductrice, des exceptions peuvent venir s’introduire. Jan Steen ou Jan Vermeer, deux Hollandais, étaient catholiques.
Mais en présence d’une vanité, d’animaux dans un paysage, d’une scène d’intérieur avec deux ou trois personnages, on aura plus facilement un peintre hollandais.
Frans van Mieris le vieux – Cavalier dans une boutique – KH Vienne –>Hollandais
Et si c’est une scène de fête ou le portrait d’un membre d’une famille royale, il s’agira plus souvent d’un peintre flamand.
Jacob Jordaens. Le Roi boit – KH Vienne –>Flamand
D. Quelques avantages du système
Le premier avantage de telles méthodes est de reconnaître beaucoup plus facilement les peintures des artistes concernés. Une peinture très contrastée, qui joue avec des effets de clair-obscur, des fonds sombres, et a pour sujet des musiciens a beaucoup plus de chance d’avoir été peinte par l’un des caravagesques d’Utrecht que par les peintres des villes ou animaliers.
Hendrick Ter Brugghen – Le Concert – Musée de l’Ermitage Saint-Pétersbourg –>Hollandais
Le deuxième plaisir est de rapprocher les suiveurs, les peintres dits de l’entourage de, les copistes, etc. de la technique du peintre originel.
Ces techniques sont universelles. Elles ne dépendent pas de ce que l’on aime ou pas. Elles aident seulement à discerner dans ce qui au premier abord apparaît comme une nébuleuse floue, à rendre explicite l’admiration implicite que l’on avait pour tel ou tel artiste, à transformer un visiteur un peu mouton de Panurge, en amateur conscient de ses goûts, et, on en revient à notre point de départ, à enrichir au final la visite au musée.
E. L’extension à d’autres époques et pays
L’exemple ci-dessus ne vise pas à une démonstration scientifique. Il est simplement un indicateur de l’utilité de la méthode dans un cas précis. Mais il est aussi un guide pour appliquer la méthode à d’autres écoles. Les Italiens à la Renaissance, les caravagesques ou les napolitains au XVIIe>, les peintres du roi en France au XVIIe toujours, les impressionnistes, les réalistes, l’école de Pont-Aven, les surréalistes, les cubistes sont quelques exemples plus ou moins connus d’une démarche qui est analogue, sans être toutefois aussi explicite. Les artistes eux-mêmes ne s’y sont pas trompés, qui ont cherché à être identifiés en tant qu’école pour qu’une synergie de groupe augmente leur renommée et, partant, leur valeur marchande.
F. La prise en compte de ces techniques dans les outils de médiation
Les conservateurs et médiateurs de musée n’ont plus besoin de la maison de la mémoire, leur cursus ayant permis à ces informations d’être stockées dans leur mémoire sémantique. Ils appliquent toujours ces démarches de classement, mais ils ne l’expliquent pratiquement jamais à leurs publics. Quand ils appliquent un nouveau système de classement, ils modifient en profondeur l’accrochage. En pratique, les conservateurs ont donc en tête un parcours type, mais ce parcours est très rarement indiqué sur les plans ou dans les salles. Prenons l’exemple du Louvre. Dans l’aile Richelieu, les salles 1,2,3 démarrent deux parcours distincts, l’un vers l’école du Nord, l’autre vers l’école française.
La salle 1 est titrée Peintures françaises et parle du roi de France mais aussi du duc de Bourgogne. La salle III est titrée Peintures Écoles du Nord et sous-titrée Gothique international. Il y a ensuite deux salles IV : l’une est titrée Peintures françaises, et sous-titrée La Pietà de Villeneuve-lès-Avignon, la seconde a pour titre Peintures Écoles du Nord et sous-titrée Juste de Gand.
Que peut-on en déduire ?
1 – Les muséographes du Louvre considèrent qu’avant 1440, seul le Gothique international existe et que la séparation Écoles du Nord et École française n’a pas lieu d’être. Mais aucune information ne mentionne ce choix (au demeurant très classique) de classement.
2- on retrouve dans la première partie du parcours (salles 4 à 14) les deux groupes (Pays germaniques et Pays-Bas) que nous avons définis dans la première partie de cet article, puis dans la seconde partie les deux groupes (Flamands et Hollandais, vus ci-dessus). Les deux groupes géographiques de la première partie de cet article ont été subdivisés en fonction de l’histoire (XVe puis XVIe siècle).
Mais malheureusement sur les plans papier ou reproduits aux murs la muséographie de la première partie n’est pas clairement indiquée. De plus, comme on le voit sur le schéma ci-dessous, il est conseillé de commencer par le parcours de gauche, qui revient en salle 1 alors que le parcours de droite emmène le visiteur vers l’aile Sully. Mais rien sur le plan n’indique cette subtilité.
Proposition d’ajout sur les plans muraux du Louvre – aile Richelieu 2e étage
Dans cet exemple, l’information est utile pendant la visite et non avant ou après. Le muséographe aura à cœur, lors de la conception d’outils avec les médiateurs, de s’assurer que ses desseins sont explicites pour le visiteur, et que les outils de médiation résultants permettent réellement au visiteur de choisir sa visite en fonction de ses goûts et du temps qu’il a de disponible. Si les outils de médiation envisagés sont numériques, alors ils sont forcément soit in situ (tables tactiles par exemple), soit nomades (les smart-phones des visiteurs) mais dans ce dernier cas, on ne s’adresse plus qu’aux visiteurs du pays dans lequel le musée est établi, le transfert de données étant trop coûteux à l’étranger. Ils peuvent être aussi chargés sur tablettes avant la visite, c’est ce que nous avons fait avec les ebooks des guides VisiMuZ. La dernière solution, l’accès wifi dans tout le musée est encore avant-gardiste, et peu adaptée aux bâtiments anciens.
Un visiteur averti de ce qu’il va voir et comment il va le voir en vaut deux. Expliquer la scénographie au visiteur est une démarche de partage des options retenues. Ainsi, le visiteur adhère mieux aux projets du musée. Il ne reçoit plus une information descendante, il partage une mise en scène. En suivant Jean Caune (in La médiation culturelle : une construction du lien social), la médiation est « l’ensemble des actions qui vont faire en sorte de réduire les écarts de compréhension entre des œuvres et le public ». Expliquer la classification des œuvres et des accrochages est bien un acte de médiation, qui permet au visiteur de mieux regarder.
Crédits photographiques
1 et 2 : VisiMuZ
3 Image : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Franz_van_Mieris_the_Elder_-_Cavalier_in_the_Shop_-_Google_Art_Project.jpg User : DcoetzeeBot Licence : CC-PD-Mark
4 Image http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jacob_Jordaens_-_The_Feast_of_the_Bean_King_-_Google_Art_Project.jpg User : DcoetzeeBot Licence : CC-PD-Mark
5 Image http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Hendrick_ter_Brugghen_-_The_Concert_-_WGA22174.jpg User : JarektUploadBot Licence : CC-PD-Mark
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