Après trois derniers sujets sur le blog VisiMuZ relatifs à la muséographie, nous avons choisi de nous accorder un peu de détente. Et quoi de mieux que se replonger un peu dans l’histoire avec les érotomanes de Prague. Non ! Rien à voir avec une ballade dans les quartiers chauds de la capitale de Bohème, ou une version tchèque d’un magazine avec des petits lapins, mais simplement le propos de Lord Kenneth Clark (1903-1983), directeur de la National Gallery de 1933 (à 30 ans !) à 1946 et historien d’art célèbre, dans The Nude, an Essay in Ideal Form (Princeton University Press, 1984, 1re éd. 1956).
Rodolphe II : trente ans de mécénat entre 1580 et 1611
Rodolphe II de Habsbourg (1552-1612) était le petit-fils de Charles-Quint (par sa mère), et donc le neveu de Philippe II d’Espagne (1525-1598). Il devint aussi son beau-frère après le mariage de Philippe avec Anne (1549-1580), la sœur aînée de Rodolphe. Il était aussi par le mariage de sa sœur Élizabeth (1554-1592) le beau-frère de Charles IX, roi de France. Les problèmes liés à la consanguinité étaient inconnus des scientifiques de l’époque.
Rodolphe a transféré la cour de Vienne à Prague en 1586. Le concile de Trente avait eu lieu, et Rodolphe était resté profondément attaché au catholicisme. Il soutint donc la Contre-Réforme. Mais à son métier de roi, il préférait le rôle de protecteur des arts et des sciences, et profitait de ce que la vie pouvait lui apporter. À Prague, il s’était entouré d’artistes, comme François Ier l’avait fait à Fontainebleau avec Le Primatice, Niccollo del’ Abbate ou Rosso Fiorentino, et Philippe II à Madrid avec Titien.
Rodolphe avait hérité de son père Maximilien II certains des Titien de sa collection. Élevé à la cour d’Espagne de 1564 à 1571, il voulut aussi comme son oncle Philippe enrichir sa collection de Titien (mort en 1576). Il acquit entre autres une version de Danaë en 1601, ainsi qu’une version de Vénus au joueur de luth.
Les peintres de Rodolphe étaient nombreux et deux d’entre eux étaient plus talentueux : Hans von Aachen (1552-1615) a accompagné Rodolphe de 1576 à sa mort, et Bartholomeus Spranger (1546-1611) est resté à Prague de 1592 jusqu’à sa mort. Avec Spranger et von Aachen, Rodolphe a rejoué le scenario de Philippe II avec Titien pour la série des Poesie. Les tableaux peints à Prague à cette époque ont le plus souvent un contenu propre à réjouir les sens de leur commanditaire. Mais réduire Rodolphe II à un obsédé sexuel serait inapproprié. Seuls un quart des tableaux de Spranger montrent des nus, et, dans le même temps, Rodolphe a aussi passé commande à Arcimboldo ou protégé l’astronome Tycho Brahé.
Les compositions de Bartholomeus Spranger
Une salle importante au Kunsthistrorisches Museum de Vienne, contiguë à la salle Bruegel, est consacrée aux peintres de Rodolphe. Attardons-nous quelques instants sur Bartholomeus Spranger.
Peintre flamand né à Anvers, il s’installe en Italie de 1565 (il n’a que 19 ans) à 1575 et il y travaille pour le pape Pie V, celui-là même qui considérait les statues antiques du Belvédère comme des idoles et les avait fait cacher. Spranger y découvre aussi des œuvres de Jules Romain et de Perin del Vaga destinées au cercle privé. On peut voir exemple à l’Albertina de Vienne, un Jupiter et Antiope, gravure de Gian Giacomo Caraglio vers 1530 d’après Perin del Vaga (ici) qui n’a rien à envier à certaines estampes japonaises. Au contact du Maniérisme, Spranger a appris aussi à apprécier les poses très sophistiquées des personnages. Ses tableaux pragois le montrent en digne continuateur du Parmesan ou de l’école de Fontainebleau.
On trouve ci-dessous cinq exemples pour illustrer l’œuvre de Spranger. À Vienne ce ne sont pas moins d’une douzaine d’œuvres qui sont présentées par roulement parmi les dix-huit que comporte la collection.
1) Hermaphrodite et la nymphe Salmacis – Ovide – Les Métamorphoses (4, 337-379)
Salmacis tombe amoureuse du jeune Hermaphrodite mais celui-ci se refuse à elle. Elle part et le garçon se déshabille pour se baigner. Salmacis, le voyant si beau, ne peut plus se maîtriser, et se colle à lui dans l’eau. Elle demande alors aux dieux la faveur qu’ils soient à jamais unis l’un à l’autre et elle est exaucée.
Hermaphrodite et la nymphe Salmacis, ca 1580 – 110,5 cm x 81,5 cm
2) Glaucus et Scylla – Ovide – Les Métamorphoses (13, 898-968)
Scylla rencontre Glaucus. Celui-ci devenu immortel depuis qu’il a été transformé en poisson, lui fait le récit de sa métamorphose et lui présente les avantages d’une vie avec lui dans la mer.
Glaucus et Scylla, ca 1580-82 – 110 x 81 cm
3) Hercule, Déjanire et le centaure Nessus – Ovide (Métamorphoses, IX, 101-134)
Hercule avait confié sa femme Déjanire au centaure Nessus mais celui-ci trompa la confiance d’Hercule et tenta de la ravir. Hercule tua Nessus avec une flèche empoisonnée par le poison de l’hydre. Le centaure meurt en donnant à Déjanire, soit-disant pour la protéger, sa tunique ensanglantée et empoisonnée et ainsi construire sa vengeance post-mortem.
Hercule, Déjanire et le centaure Nessus, ca 1580-85 – 112 x 82 cm
4) Ulysse et Circé – Homère – L’Odyssée d’Homère– chant X
Circé a changé les compagnons d’Ulysse en porcs. Celui-ci se voit confier par Hermès une herbe qui l’immunise contre le poison qu’elle veut lui faire boire. Voyant son échec, elle lui propose alors :
« Mais, remets ton épée dans sa gaine, et couchons-nous tous deux sur mon lit, afin que nous nous unissions, et que nous nous confiions l’un à l’autre. » (traduction de Leconte de Lisle)
Vous trouverez la suite par exemple ici. Ulysse et ses compagnons resteront un an chez Circé.
Ulysse et Circé, ca 1586-87 – 110 x 73,5 cm
5) Vénus et Adonis – Ovide (Métamorphoses, X, 510-559 et 708,739)
Adonis est le plus beau des mortels. Homère précise : « L’Envie même aurait loué sa beauté ; en effet, il ressemblait aux corps des amours dénudés peints sur un tableau, mais, pour ne pas que son équipement l’en distingue, ajoutez-lui un léger carquois, ou retirez-le aux Putti. » (Traduction A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2008) .
Vénus en oublie sa nature divine. Elle va à la chasse avec lui tout en le mettant en garde contre ses dangers. Adonis va mourir des assauts d’un sanglier. Spranger représente ici les adieux de la déesse et du chasseur. Comme souvent dans ses tableaux les corps se touchent et ajoutent à la vue des corps la tension érotique née de ce toucher.
Remettons aussi en lumière que William Shakespeare a écrit sa pièce poétique Vénus et Adonis en 1593-94 donc trois ans avant la composition de Spranger et que Vénus et Adonis est aussi un des tableaux des Poesie de Titien (original au musée du Prado, répliques à la National Gallery Londres, au Metropolitan, à la National Gallery of Art de Washington, et au Getty Museum L.A.).
Le thème est alors au goût du jour. Le tableau permet de prolonger le plaisir intellectuel et émotionnel de la pièce.
Vénus et Adonis, 1597 – 163 x 104 cm
Poesie de Bartholomeus Spranger
Les sujets de Spranger sont le plus souvent mythologiques et représentent des couples. Ils ont une valeur d’exemplarité. Ils appartiennent au corpus culturel des lettrés de l’époque, même si les nudités et les attitudes font naturellement partie des éléments recherchés.
Citons l’article de Da Costa Kaufmann et Coignard (référence ci dessous, page 36) : « La notion bien connue de la critique humaniste que les peintures considérées comme comparables aux poèmes sont régies par des principes similaires ut pictura poesis était très répandue en Europe Centrale. Le traité de Pontanus contenait en appendice une longue discussion sur les relations entre la poésie, la peinture et la musique. »
Le roi Rodolphe a créé pendant son règne la notion de Kunstkammer, ou cabinet de curiosités, qu’elles soient œuvres de la nature ou de l’homme. La vue de toutes ces merveilles donnait un sens à sa pensée. Vanités, allégories se mêlaient à la sensualité et la beauté. Les collections de Rodolphe sont pour l’essentiel au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Le talent de Spranger n’est pas étranger à leur renommée.
Nous reprendrons après d’autres à propos de Spranger la conclusion de Charles Hope (Problems of Interpretation in Titian’s Erotic Paintings, Tiziano et Venezia pp 136-137) à propos de Titien. « Les poesie n’étaient donc pas seulement des erotica très élaborées mais une démonstration hautement consciente et calculée de ce que l’art de peindre pouvait accomplir ».
Note : l’actualité romaine et papale nous avait fait intervertir la publication du guide VisiMuZ du Kunsthistorisches de Vienne et des musées du Vatican. Ce dernier va paraître avant le 20 juin. Celui de Vienne paraîtra au courant de l’été.
Référence :
DaCosta Kaufmann Thomas, Coignard Jerôme. Éros et poesia : la peinture à la cour de Rodolphe II. In: Revue de l’Art, 1985, texte intégral ici .
Crédits Photographiques
VisiMuZ sauf
Vénus et Adonis – Lien : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bartholomeus_Spranger_-_Venus_and_Adonis_-_WGA21692.jpg User : JarektUploadBot Licence : CC-PD-Mark