Sainte Praxède : une histoire rocambolesque. Vermeer ? ou pas ?
François Blondel pour VisiMuZ.
Les grandes œuvres rencontrent toujours des fortes personnalités. Dès que ces tableaux existent depuis un certain temps, ils sont l’objet d’aventures hors du commun. C’est le cas du tableau du jour, qui sera proposé aux enchères le 17 juillet 2014 (Christie’s Londres) avec un nom mythique : Vermeer.
Un Vermeer aux enchères ! La dernière fois c’était en 2004, la fois d’avant en…1921 (La Ruelle, maintenant au Rijksmuseum à Amsterdam).
Le tableau mis en vente ce 17 juillet est une copie d’un tableau de Felice Ficherelli (1603-1660), peintre florentin. Une copie certes mais par Vermeer !
Johannès Vermeer, Sainte Praxède,1655 Felice Ficherelli – Sainte Praxède, ca 1645
Sainte Praxède est une Vierge et martyre romaine. Bien que descendante de l’illustre famille des Cornelii (Scipion l’Africain, Sylla, Cinna), elle ne fut pas épargnée par la vindicte de Marc-Aurèle (121-180) qui envahit sa maison dans laquelle de nombreux païens venaient se faire baptiser. Elle prit alors soin des corps des chrétiens assassinés. Praxède était la fille de Pudens, disciple de saint Paul, et avait pour sœur Pudentiana, qui subit le martyre l’année de ses seize ans. Une basilique Sainte-Praxède existe à Rome depuis le IXe siècle.
Sur le tableau, on voit Sainte Praxède en train de recueillir le sang d’un martyr décapité. Elle presse une éponge au-dessus d’une aiguière. Sa sœur Pudentiana est au second plan, en route pour son supplice.
Mais l’histoire de ce tableau a tout du roman.
1943 – La découverte par Jacob Reder
Il est acheté dans une petite vente aux enchères à New York en 1943 par Jacob Reder, un personnage à la fois truculent et trouble. Reder n’est pas n’importe qui. Avant la seconde guerre mondiale, il est l’un des grands marchands d’art (de tableaux et de diamants) de Bruxelles. En 1939, il prend la sage décision de s’enfuir mais est arrêté début février à Strasbourg. Un juge de Bienne (près de Neuchâtel) demande son extradition. Jacob Reder est accusé (Feuille d’avis de Neuchâtel – 8 et 12 février 1939) d’avoir vendu en 1937, à la ville de Bienne « plus d’une centaine de toiles faisant partie d’une collection de maîtres suisses du 16e au 19e siècle pour la somme globale de 160,000 francs. Or, une expertise a révélé que la valeur totale de ces tableaux ne dépasse pas 30,000 francs. » Mais la France le relâche et il rejoint New York avant le début du conflit.
En 1941, son magasin bruxellois est la proie de l’E.R.R (Einsatzstabes Reichsleiter Rosenberg). Le Dr. Karlheinz Esser, spécialiste du Sonderstab Bildende Kunst à Paris et actif à Bruxelles, rapporte que « furent aussi enlevés à Bruxelles des œuvres et des tableaux insignifiants issus de différentes collections, qui étaient relativement moindres comme la collection, saisie depuis des mois, d’un Juif, le marchand d’art Reder en fuite avant l’entrée allemande » (6/V/1947, IRPA, ORE, dossier ERR).
À New-York, Jacob Reder a repris son commerce de marchand et publie à New York le 24 décembre 1941 « Research on Sir Anthony Van Dyck and Samuel Hofmann, Pupil of Rubens».
En 1969, il prête son tableau de Sainte Praxède pour une exposition sur la peinture florentine au Met. La toile est alors attribuée à Felice Ficherelli. Théodore Rousseau (1912-1973), célèbre conservateur du Met, remarque la signature et la date (1655) mais rien ne se passe. Quelques mois plus tard, Jacob décède et sa veuve Erna vend le tableau à la maison Spencer Samuels, qui va le garder 18 ans et effectuer un certain nombre de recherches.
Tout cela démarrait mal, car la personnalité de Jacob Reder était très controversée, du fait de ses ennuis judiciaires avec la ville de Bienne.
1986 – La validation de l’attibution
On découvrit dans les années 70 une deuxième signature sur le tableau (en bas à droite) qui put être déchiffrée comme « Vermeer d’après Ripposo » Or Ripposo était le surnom de Ficherelli.
Le modèle du tableau fut retrouvé dans une collection privée à Ferrare (Collection Fergnani). Une différence : le crucifix que sainte Praxède tient dans les mains sur la copie. Le crucifix signifie symboliquement le mélange du sang de la Passion avec le sang du martyr, qui correspond à la doctrine de la communion des Saints. On sait qu’en 1655, Vermeer vient de se convertir à la foi catholique et vit dans un milieu très catholique. Il a peut-être reçu commande de religieux gravitant autour du cercle familial. De plus le rôle de consolation tenu par sainte Praxède avait beaucoup de sens dans une ville qui, l’année d’avant, avait été durement touchée par l’explosion de la poudrière (qui fit plusieurs centaines de victimes, dont Carel Fabritius).
Enfin, la technique picturale fut analysée en détail. Le tableau est pour sûr hollandais, du XVIIe siècle, et la touche procède d’une technique analogue à celle d’un autre Vermeer de la même époque (Le Christ dans la maison de Marthe et Marie, National Gallery of Scotland, Edimbourg)
À ce stade, différents experts le validèrent comme un Vermeer : par exemple H. Kühn, 1972 ou Christopher Wright (avec des doutes), Arthur K. Wheelock Jr., 1986 alors que d’autres rejetaient l’attribution : Albert Blankert, Gregor Weber, Jørgen Wadum, Marten Jan Bok, Ben Broos…
1987-2013 – Barbara Piasecka Jonhson (1937-2013)
Si l’histoire du tableau commence (ou plutôt recommence, nous ne savons rien de ses aventures avant 1943) avec Jacob Reder, elle se poursuit avec un personnage aussi romanesque en la personne de Barbara Piasecka Johnson.
Elle naît fille de paysans à Grodno, une partie de la Pologne maintenant au Belarus et va effectuer des études d’histoires de l’art à Wroclaw, dont elle sort diplômée en 1968. Elle réussit alors à quitter la Pologne (le rideau de fer était très présent à cette époque) et arrive aux États-Unis. Elle trouve un emploi de cuisinière dans la maison du milliardaire John Seward Johnson, fils du fondateur de la société éponyme de pharmacie et produits ménagers. Las, elle ne sait pas cuisiner et change de rôle avec une femme de chambre. En 1971, John Seward Johnson divorce de sa seconde épouse et Barbara, alors âgée de 34 ans, épouse son patron qui a 76 ans. Le couple mène alors grande vie. Ils font construire un manoir néo-classique à Princeton que Barbara nomma « Jasna Polana», (Lumineuse clairière) du nom de la maison de Tolstoï, au sud de Moscou. Comme les marchands d’art le savent, une condition nécessaire pour des belles ventes est que les clients disposent de place sur leurs murs. Avec ce manoir, Barbara peut enfin décorer ses murs en utilisant ses connaissances et le compte de John. Le couple achète des toiles modernes aussi bien qu’anciennes. John Seward meurt d’un cancer à l’âge de 87 ans en 1983. Il lui laisse par testament la modique somme de 402,8 millions de dollars. Elle aura eu plus de chance que Sylvia Wildenstein, décédée 9 ans après son mari sans avoir vu son héritage.
Un procès commence évidemment avec les six enfants Johnson pour abus de faiblesse. Le procès est resté dans les annales judiciaires pour sa dureté implacable. Un accord est trouvé en 1986, lui laissant 85% de la succession, et surtout 18 millions d’actions de la société familiale (qui rappelons-le représente 78 milliards de CA en 2009…). En 2012, le magazine Forbes l’avait classée à la 17e place des fortunes américaines.
Elle achète sainte Praxède, qui en 1987 est nouvellement référencé comme un Vermeer.
Barbara reste un moment aux États-Unis puis décide de revenir en Europe. Le manoir sera transformé en un club de golf prestigieux en 1996. En Europe, elle commence par habiter à Monaco, et donne à voir au grand public sa prestigieuse collection d’art religieux à la chapelle de la Visitation (à quelques centaines de mètres du palais princier). Elle cède l’essentiel de sa collection en 2004 au magnat de Las Vegas Steve Wynn. Steve Wynn, propriétaire de casinos à Las Vegas (casino Wynn Las Vegas, après le Mirage ou le Bellagio) et Macao, est aussi probablement l‘homme qui a acheté en 2004 la Dame assise au virginal, l’autre Vermeer présent sur le marché.
Mrs. Piasecka Johnson possédait également une Fuite en Égypte qu’on a longtemps dit comme étant de Poussin, thèse qui était soutenue par les plus grands experts de la National Gallery, dont Anthony Blunt (1907-1983) et sir Denis Mahon (1910-2011) mais l’original (thèse soutenue par Pierre Rosenberg, du Louvre) a pu être identifié formellement en mai 2008 et est maintenant au musée de Lyon. Merci à Sylvie Ramond, directrice du musée des Beaux-Arts de Lyon, pour ses commentaires éclairés il y a deux ans. À cette occasion, madame Ramond avait souligné l’honnêteté intellectuelle et la classe de Mrs. Barbara Piasecka Johnson (sans vouloir à l’époque dévoiler son nom, qui n’était au demeurant pas très difficile à trouver).
Barbara Piasecka Johnson à la fin de sa vie était retournée vivre à Wroclaw. Catholique pratiquante, attachée à la Pologne, elle s’était engagée en finançant en 1989-91 le syndicat Solidarité et était aussi apparue en couverture du New York Times au côté de Lech Walesa.
Le produit de la vente de sa collection le 17 juillet 2014 est destiné aux œuvres caritatives de sa fondation.
2013-2014. Les derniers développements
Après la mort de sa propriétaire, la toile a été soumise début 2014 aux analyses des spécialistes du Rijksmuseum. La peinture blanche (au plomb) est la même que celle utilisée dans une autre toile de jeunesse du maître (Diane et ses compagnes au Mauristhuis à La Haye). Christie’s indique pour le blanc que “The match is so identical as to suggest that the same batch of pigment could have been used for both paintings.”. De même le pigment outremer (un pigment très cher utilisé par Vermeer) du ciel serait le même que dans d’autres tableaux de l’artiste.
Quelques arguments des experts
1) Le visage de sainte Praxède et le visage de la Jeune fille assoupie (Metropolitan) sont très ressemblants. Le second pourrait avoir été réalisé à partir du premier et d’un miroir.
2) La matière picturale est celle qu’utilisaient les néerlandais de cette époque. La signature a été apposée lors de la réalisation du tableau et pas après.
3) Même si Vermeer ne s’est jamais rendu en Italie, il connaissait bien l’art de l’Italie, peut-être par ses visites à Utrecht ou Amsterdam. Il a en effet été convoqué à la Haye en 1672, pour y évaluer une série de peintures italiennes.
4) l’analyse chimique des pigments correspond précisément à celle qu’on trouve sur d’autres tableaux de Vermeer.
En conclusion :
Si vous voulez accrochez un Vermeer chez vous, c’est comme pour une éclipse, il risque de ne pas y avoir d’autre occasion avant très longtemps.
Il va falloir briser votre tirelire, l’estimation se situe entre 11 et 13 millions de dollars….
Quelques sources
Feuille d’avis de Neuchâtel – 8 et 12 février 1939 http://doc.rero.ch/record/55233/files/1939-02-08.pdf
Commission de Dédommagement des membres de la communauté Juive :
http://www.combuysse.fgov.be/pdf/FR/partie2.pdf
Sur la vie de Barbara Piasecka Johnson http://www.nytimes.com/2013/04/04/nyregion/barbara-piasecka-johnson-maid-who-married-multimillionaire-dies-at-76.html?pagewanted=all&_r=0
Bataille autour d’un Poussin : http://www.liberation.fr/culture/1996/09/20/bataille-decisive-autour-d-un-poussin-peut-on-revenir-sur-une-vente-aux-encheres-un-proces-oppose-l-_181807
Johannès Vermeer. Catalogue de l’exposition de 1995-1996, National Gallery of Art, Washington et Mauristhuis, La Haye, Ben Broos, Arthur K. Wheelock Jr.
Vermeer, le peintre et son milieu, John Michael Montias, 1989
Vermeer, mystère du quotidien, Rémy Knafou, Herscher, 1994
Vermeer, ou les sentiments dissimulés, Norbert Schneider Taschen 2005
Catalogue christie’s vente du 17 juillet 2014 http://www.christies.com/eCatalogues/Index.aspx?id=4D4E7DFC899E4363BC5F23D862E602C8
Crédits photographiques
1. Wikimedia Commons User : JohnWBarber, licence CC-PD-Mark
2. Christie’s