Le Vermeer d’Adolf Hitler

Au Kunsthistrorisches museum de Vienne, les chefs-d’œuvre sont nombreux. Les Brueghel, Dürer, Titien, Rubens, etc. sont tous plus célèbres les uns que les autres. Mais un tableau particulier est lié à l’histoire récente de l’Autriche, Allégorie de la peinture par Jan Vermeer.

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Jan Vermeer (1632-1675) – Allégorie de la peinture, ca 1666.

La destinée étrange de Vermeer

Vermeer mourut en 1675. Il fut totalement oublié pendant près de deux cents ans, ses œuvres furent attribuées à Pieter de Hooch ou d’autres. En 1866, Etienne Joseph Thoré, dit William Bürger, juriste et historien d’art, réunit dans la gazette des Beaux-Arts sous le nom de Vermeer soixante-trois œuvres jusque-là attribuées à d’autres. Cette liste a été réduite d’abord à 31 avant de remonter dans les années 90 à 35, puis avec la redécouverte d’un Vermeer à 36 en 2004. Henri Havard, historien, a étudié les archives de la ville de Delft et nous a donné quelques détails sur la vie de Vermeer. Baptisé le 31 octobre 1632, il épouse Catherina Bolnes le 5 avril 1653. Il se convertit alors au catholicisme et nommera l’un de ses fils Ignace (en l’honneur d’Ignace de Loyola). Il devient maître de la corporation des peintres le 29 septembre 1653, puis sera président de la guilde des peintres dès 1662. Marchand de tableaux, il utilisait sa collection comme arrière-plan pour ses propres tableaux. Il meurt à 43 ans et est enterré le 15 décembre 1675, dans la gêne, huit de ses onze enfants étant encore mineurs.
Après l’éclipse de deux siècles et la renommée chez les collectionneurs, la célébrité populaire de l’artiste a dû aussi beaucoup au procès fleuve (de 1945 à 1947) des Pèlerins d’Emmaüs et du faussaire Van Meegeren (dont nous parlerons une autre fois). En 1959, dans La Vie étrange des Objets, alors que l’achat d’un tableau de Vermeer était encore possible, maître Maurice Rheims a calculé une cote en Francs constants de quatre tableaux de Vermeer au travers des siècles. Elle illustre mieux que tout discours la redécouverte de ce peintre au XIXe siècle et l’engouement du XXe.

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Évolution du prix de vente en Francs constants des tableaux de Vermeer de 1676 à 1960.
Maurice Rheims. La Vie étrange des objets, Plon page 306

34 des 36 tableaux attribués à Vermeer sont visibles dans les musées. Le Concert a été volé à Boston dans la maison-musée de Isabella Stewart Gardner et est toujours porté manquant. Le 36e, une Femme jouant du virginal a été vendu pour 24 millions d’euros le 8 juillet 2004 à Londres et est dans une collection privée (voir ici)

Allégorie de la peinture, le tableau

Au sein du corpus des 36 œuvres reconnues du peintre, c’est une des deux seules allégories (avec l’Allégorie de la Foi, au Metropolitan de New York, voir le guide VisiMuZ du Met). Elle est aussi d’une taille inhabituelle (120 x 100) dans la production de l’artiste.
On y voit un peintre de dos, et son modèle , ainsi qu’un certain nombre d’objets symboliques. La jeune femme, porte un trombone, un livre de Thucydide, une couronne de lauriers, c’est à dire les attributs de la muse de l’histoire Clio, tels que définis dans l’iconologie de Cesare Ripa, traduite en hollandais en 1644. La carte au mur est celle des Pays-Bas en 1636, donc après la scission de 1581.
À la mort de Vermeer, elle resta dans la famille de l’artiste avant de passer, pour 50 shillings, dans la collection du comte Czernin en 1813 La peinture était attribuée à cette époque à Pieter de Hooch. Elle sera reconnue comme un Vermeer en 1860.

Qu’il est compliqué de vendre un Vermeer ?

En 1845, le comte Czernin ouvre dans son château une galerie accessible au public, et la réputation du tableau ne cesse de grandir. En 1932, au décès du comte Franz Czernin, comme le tableau à lui seul est évalué un million de shillings, il est partagé entre les héritiers, à raison d’un cinquième pour son frère Eugène et 4/5 pour Jaromir, son neveu. Peu après, Jaromir décida de vendre la toile et Andrew W. Mellon proposa de se porter acquéreur pour 1 million de dollars US, mais la transaction fut interdite, du fait des lois de 1923 sur la protection du patrimoine. Czernin était persuadé de bénéficier d’une exception, son beau-frère Kurt Schuschnigg étant le chancelier de l’Autriche, mais la réputation de la toile était telle que Schuschnigg refusa.
Durant l’été 1939, Czernin reçut la visite de Hans Posse, directeur de la pinacothèque de Dresde, agissant comme agent pour le compte d’Adolf Hitler. Mais les deux millions de marks demandés pour le tableau dépassaient le budget de Hitler et l’affaire en resta provisoirement là. A l’automne, un industriel hambourgeois du tabac, Philipp Reemtsma, appuyé par Hermann Goering, fit une proposition d’achat pour 1,8 millions de marks, accompagnée ensuite le 8 Décembre d’un télégramme à l’office pour la protection du patrimoine à Vienne indiquant que : « Le Général FeldMaréchal a donné l’autorisation de vendre L’Allégorie de la Peinture par Vermeer, actuellement en possession du comte Jaromir Czernin, à M. Philipp Reemtsma de Hambourg ». Les réticences du gouvernement autrichien suscitent, le 30 décembre 1939, un télégramme de la chancellerie du Reich, indiquant que « le Führer désirait que la peinture reste dans la galerie » Czernin et que « aucune décision ne devait être prise au sujet de ce tableau sans son autorisation personnelle ». Jaromir Czernin écrit alors à la Chancellerie pour demander « un achat par l’Etat… en échange de la vente perdue à Reemtsma ».
Après de difficiles négociations, Hitler acquit la toile en septembre pour 1,65 million de marks. La toile a été présentée alors par le directeur de la pinacothèque de Münich au Führer le 11 octobre 1940 à Berchtesgaden. Le 20 novembre 1940, Czernin écrit à Hitler une lettre qui se termine par « Je vous demande d’accepter mes sincères remerciements. En espérant que cette peinture puisse vous apporter, mon Führer, toujours de la joie, je vous adresse, mon Führer, le salut allemand, et reste votre dévoué comte Jaromir Czernin ». Lors de l’hiver 43-44, à l’approche des Alliés, les tableaux en possession d’Hitler, furent transférés dans les mines de sel de l’Altaussee. Retrouvée par l’armée américaine au printemps 1945, identifiée comme possession personnelle d’Adolf Hitler, la peinture fut rendue le 17 novembre 1945 à l’état autrichien.

Les procès d’après-guerre

Jaromir Czernin demanda alors que la toile lui soit restituée, arguant que la peinture avait été vendue sous la contrainte et pour un prix ridicule. Il sera débouté d’abord en 1946, puis en 1949. En 1958, l’Allégorie de la peinture passe définitivement dans la collection permanente du Kunsthistorisches Museum de Vienne. Mais une nouvelle loi en 1998 a relancé la controverse et un nouveau procès eut lieu en 2010-2011. La lettre citée plus haut a eu une influence certaine et le litige a été (définitivement ?) clos en mars 2011 (voir ici).

Vous retrouverez cette histoire et toutes les autres dans le guide VisiMuZ du Kunsthistorisches Museum, à paraître début octobre.

Les Érotomanes de Prague

Après trois derniers sujets sur le blog VisiMuZ relatifs à la muséographie, nous avons choisi de nous accorder un peu de détente. Et quoi de mieux que se replonger un peu dans l’histoire avec les érotomanes de Prague. Non ! Rien à voir avec une ballade dans les quartiers chauds de la capitale de Bohème, ou une version tchèque d’un magazine avec des petits lapins, mais simplement le propos de Lord Kenneth Clark (1903-1983), directeur de la National Gallery de 1933 (à 30 ans !) à 1946 et historien d’art célèbre, dans The Nude, an Essay in Ideal Form (Princeton University Press, 1984, 1re éd. 1956).

Rodolphe II : trente ans de mécénat entre 1580 et 1611

Rodolphe II de Habsbourg (1552-1612) était le petit-fils de Charles-Quint (par sa mère), et donc le neveu de Philippe II d’Espagne (1525-1598). Il devint aussi son beau-frère après le mariage de Philippe avec Anne (1549-1580), la sœur aînée de Rodolphe. Il était aussi par le mariage de sa sœur Élizabeth (1554-1592) le beau-frère de Charles IX, roi de France. Les problèmes liés à la consanguinité étaient inconnus des scientifiques de l’époque.
Rodolphe a transféré la cour de Vienne à Prague en 1586. Le concile de Trente avait eu lieu, et Rodolphe était resté profondément attaché au catholicisme. Il soutint donc la Contre-Réforme. Mais à son métier de roi, il préférait le rôle de protecteur des arts et des sciences, et profitait de ce que la vie pouvait lui apporter. À Prague, il s’était entouré d’artistes, comme François Ier l’avait fait à Fontainebleau avec Le Primatice, Niccollo del’ Abbate ou Rosso Fiorentino, et Philippe II à Madrid avec Titien.
Rodolphe avait hérité de son père Maximilien II certains des Titien de sa collection. Élevé à la cour d’Espagne de 1564 à 1571, il voulut aussi comme son oncle Philippe enrichir sa collection de Titien (mort en 1576). Il acquit entre autres une version de Danaë en 1601, ainsi qu’une version de Vénus au joueur de luth.
Les peintres de Rodolphe étaient nombreux et deux d’entre eux étaient plus talentueux : Hans von Aachen (1552-1615) a accompagné Rodolphe de 1576 à sa mort, et Bartholomeus Spranger (1546-1611) est resté à Prague de 1592 jusqu’à sa mort. Avec Spranger et von Aachen, Rodolphe a rejoué le scenario de Philippe II avec Titien pour la série des Poesie. Les tableaux peints à Prague à cette époque ont le plus souvent un contenu propre à réjouir les sens de leur commanditaire. Mais réduire Rodolphe II à un obsédé sexuel serait inapproprié. Seuls un quart des tableaux de Spranger montrent des nus, et, dans le même temps, Rodolphe a aussi passé commande à Arcimboldo ou protégé l’astronome Tycho Brahé.

Les compositions de Bartholomeus Spranger

Une salle importante au Kunsthistrorisches Museum de Vienne, contiguë à la salle Bruegel, est consacrée aux peintres de Rodolphe. Attardons-nous quelques instants sur Bartholomeus Spranger.
Peintre flamand né à Anvers, il s’installe en Italie de 1565 (il n’a que 19 ans) à 1575 et il y travaille pour le pape Pie V, celui-là même qui considérait les statues antiques du Belvédère comme des idoles et les avait fait cacher. Spranger y découvre aussi des œuvres de Jules Romain et de Perin del Vaga destinées au cercle privé. On peut voir exemple à l’Albertina de Vienne, un Jupiter et Antiope, gravure de Gian Giacomo Caraglio vers 1530 d’après Perin del Vaga (ici) qui n’a rien à envier à certaines estampes japonaises. Au contact du Maniérisme, Spranger a appris aussi à apprécier les poses très sophistiquées des personnages. Ses tableaux pragois le montrent en digne continuateur du Parmesan ou de l’école de Fontainebleau.
On trouve ci-dessous cinq exemples pour illustrer l’œuvre de Spranger. À Vienne ce ne sont pas moins d’une douzaine d’œuvres qui sont présentées par roulement parmi les dix-huit que comporte la collection.

1) Hermaphrodite et la nymphe Salmacis – Ovide – Les Métamorphoses (4, 337-379)

Salmacis tombe amoureuse du jeune Hermaphrodite mais celui-ci se refuse à elle. Elle part et le garçon se déshabille pour se baigner. Salmacis, le voyant si beau, ne peut plus se maîtriser, et se colle à lui dans l’eau. Elle demande alors aux dieux la faveur qu’ils soient à jamais unis l’un à l’autre et elle est exaucée.

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Hermaphrodite et la nymphe Salmacis, ca 1580 – 110,5 cm x 81,5 cm

2) Glaucus et Scylla – Ovide – Les Métamorphoses (13, 898-968)

Scylla rencontre Glaucus. Celui-ci devenu immortel depuis qu’il a été transformé en poisson, lui fait le récit de sa métamorphose et lui présente les avantages d’une vie avec lui dans la mer.

Spranger - Glaucus et Scylla - VisiMuZ - Kunsthistorisches Museum Vienne
Glaucus et Scylla, ca 1580-82 – 110 x 81 cm

3) Hercule, Déjanire et le centaure Nessus – Ovide (Métamorphoses, IX, 101-134)

Hercule avait confié sa femme Déjanire au centaure Nessus mais celui-ci trompa la confiance d’Hercule et tenta de la ravir. Hercule tua Nessus avec une flèche empoisonnée par le poison de l’hydre. Le centaure meurt en donnant à Déjanire, soit-disant pour la protéger, sa tunique ensanglantée et empoisonnée et ainsi construire sa vengeance post-mortem.

Spranger_Kunsthistorisches_Vienne_Hercule_Dejanire_et_le_centaure_NessusHercule, Déjanire et le centaure Nessus, ca 1580-85 – 112 x 82 cm

4) Ulysse et Circé – Homère – L’Odyssée d’Homère– chant X

Circé a changé les compagnons d’Ulysse en porcs. Celui-ci se voit confier par Hermès une herbe qui l’immunise contre le poison qu’elle veut lui faire boire. Voyant son échec, elle lui propose alors :
« Mais, remets ton épée dans sa gaine, et couchons-nous tous deux sur mon lit, afin que nous nous unissions, et que nous nous confiions l’un à l’autre. » (traduction de Leconte de Lisle)
Vous trouverez la suite par exemple ici. Ulysse et ses compagnons resteront un an chez Circé.

Spranger_Kunsthistorisches_Vienne_Ulysse_et_CirceUlysse et Circé, ca 1586-87 – 110 x 73,5 cm

5) Vénus et Adonis – Ovide (Métamorphoses, X, 510-559 et 708,739)

Adonis est le plus beau des mortels. Homère précise : « L’Envie même aurait loué sa beauté ; en effet, il ressemblait aux corps des amours dénudés peints sur un tableau, mais, pour ne pas que son équipement l’en distingue, ajoutez-lui un léger carquois, ou retirez-le aux Putti. » (Traduction A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2008) .
Vénus en oublie sa nature divine. Elle va à la chasse avec lui tout en le mettant en garde contre ses dangers. Adonis va mourir des assauts d’un sanglier. Spranger représente ici les adieux de la déesse et du chasseur. Comme souvent dans ses tableaux les corps se touchent et ajoutent à la vue des corps la tension érotique née de ce toucher.
Remettons aussi en lumière que William Shakespeare a écrit sa pièce poétique Vénus et Adonis en 1593-94 donc trois ans avant la composition de Spranger et que Vénus et Adonis est aussi un des tableaux des Poesie de Titien (original au musée du Prado, répliques à la National Gallery Londres, au Metropolitan, à la National Gallery of Art de Washington, et au Getty Museum L.A.).
Le thème est alors au goût du jour. Le tableau permet de prolonger le plaisir intellectuel et émotionnel de la pièce.

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Vénus et Adonis, 1597 – 163 x 104 cm

Poesie de Bartholomeus Spranger

Les sujets de Spranger sont le plus souvent mythologiques et représentent des couples. Ils ont une valeur d’exemplarité. Ils appartiennent au corpus culturel des lettrés de l’époque, même si les nudités et les attitudes font naturellement partie des éléments recherchés.
Citons l’article de Da Costa Kaufmann et Coignard (référence ci dessous, page 36) : « La notion bien connue de la critique humaniste que les peintures considérées comme comparables aux poèmes sont régies par des principes similaires ut pictura poesis était très répandue en Europe Centrale. Le traité de Pontanus contenait en appendice une longue discussion sur les relations entre la poésie, la peinture et la musique. »
Le roi Rodolphe a créé pendant son règne la notion de Kunstkammer, ou cabinet de curiosités, qu’elles soient œuvres de la nature ou de l’homme. La vue de toutes ces merveilles donnait un sens à sa pensée. Vanités, allégories se mêlaient à la sensualité et la beauté. Les collections de Rodolphe sont pour l’essentiel au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Le talent de Spranger n’est pas étranger à leur renommée.
Nous reprendrons après d’autres à propos de Spranger la conclusion de Charles Hope (Problems of Interpretation in Titian’s Erotic Paintings, Tiziano et Venezia pp 136-137) à propos de Titien. « Les poesie n’étaient donc pas seulement des erotica très élaborées mais une démonstration hautement consciente et calculée de ce que l’art de peindre pouvait accomplir ».

Note : l’actualité romaine et papale nous avait fait intervertir la publication du guide VisiMuZ du Kunsthistorisches de Vienne et des musées du Vatican. Ce dernier va paraître avant le 20 juin. Celui de Vienne paraîtra au courant de l’été.

Référence :
DaCosta Kaufmann Thomas, Coignard Jerôme. Éros et poesia : la peinture à la cour de Rodolphe II. In: Revue de l’Art, 1985, texte intégral ici .

Crédits Photographiques
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Vénus et Adonis – Lien : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bartholomeus_Spranger_-_Venus_and_Adonis_-_WGA21692.jpg User : JarektUploadBot Licence : CC-PD-Mark